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Par Jean-François Colosimo – Le Figaro –

Au pied du mont Sinaï, là où Moïse reçut de Dieu les Tables de la Loi, le monastère Sainte-Catherine abrite une précieuse collection d’icônes et la deuxième bibliothèque de manuscrits au monde après celle du Vatican. Depuis sa fondation au VIe siècle, une vingtaine de moines grecs orthodoxes veillent sur cet exceptionnel patrimoine historique et spirituel.

Absolutiser les textes sacrés est le lot des religions ordinaires. Pour elles, l’écrit fait foi et sa littéralité suffit. Le génie de la Bible est d’admettre que, dès qu’il est question de rédaction ou de reproduction entre Dieu et l’homme, un problème surgit. Qu’un souci se présente quant à la similitude de l’original et de la copie. Et qu’il force à inlassablement rechercher l’esprit sous la lettre.

Le monastère Sainte-Catherine, isolé à 1500 m d’altitude au pied du mont Moïse, est depuis 2002 inscrit au patrimoine mondial de l’Unesco. Chloe Sharrock

De cette fragilité de la révélation, le Sinaï est à jamais le théâtre comme le montre le livre de l’Exode. Alors que les Hébreux errent dans le désert en quête de la Terre promise, une rencontre au sommet a lieu entre Yahvé et Moïse. L’Éternel confie à son prophète les Tables de la Loi sur lesquelles il a écrit de sa main les 10 commandements. Mais Moïse, au retour de ce face-à-face, découvre que le peuple a renoncé à l’Alliance et adore le veau d’or. De dépit, il brise les Tables. Yahvé lui commande néanmoins de les retailler et de les regraver. Le décalogue placé dans l’Arche ne sera donc qu’un duplicata. Autrement dit, il reviendra à chacun de le réécrire dans son cœur.

Peut-être est-ce la pensée qui effleure le père Justin quand, au milieu de la nuit, viennent le réveiller les coups de maillet sur la simandre qui appellent à la prière. Plus sûrement, égrenant son chapelet le long de la coursive qui mène de sa cellule à la basilique, le moine de Sainte-Catherine doit-il soupirer en méditant la mission impossible qui est la sienne.

Le gardien du trésor

À la différence des inscriptions creusées au stylet dans la pierre, les coulées d’encre portées au calame sur le parchemin résistent mal au cours implacable des âges. C’est pourtant de lui, le frère bibliothécaire, que dépendent la conservation des manuscrits du Sinaï et leur transmission à quelque successeur inconnu le jour où son crâne ira rejoindre ceux de ses prédécesseurs anonymes dans l’ossuaire. Une chaîne ininterrompue depuis un millénaire et demi.

Inutile de trop questionner cet exilé sans âge, au front ridé, au sourire juvénile, sur sa vie d’antan. Le noir de sa soutane est celui du deuil perpétuel. Tout au plus devine-t-on chez ce Grec d’Amérique que les mirages du Nouveau Monde ont dû creuser la nostalgie des miracles de Byzance. Jusqu’à ce que la sommation des saints ou la supplication des aïeux lui fassent traverser les océans pour gagner cette péninsule de granit et de porphyre, hérissée de crêtes volcaniques à la minéralité aride, bordée d’eaux métalliques à la salinité stérile. Un monde de solitude impassible et inflexible qui sépare depuis toujours l’Afrique de l’Asie mais qui reliait jadis, sous la romanité d’Orient, Alexandrie la grecque à Jérusalem la juive.

Justin a bien choisi son tremplin vers l’invisible. Cet univers fossile autorise, comme nul autre, à remonter le temps. Une certitude qu’a déjà éprouvée, quatorze cents ans plus tôt, au VIe siècle, à Constantinople, son presque homonyme Justinien, l’empereur théologien, légiste et stratège à qui l’on doit Sainte-Sophie. Le géographe Stephanos a certifié devant la Cour que la montagne des commandements, du buisson ardent, du puits vivifiant, se situe au sud du nœud caravanier que constitue l’oasis de Pharan. Là où vit une colonie d’ermites dédiée à Marie, mère de Dieu, que la reine Hélène, elle-même la génitrice du premier César converti à la croix, visita au cours du pèlerinage où elle ébaucha la topographie des Lieux saints.

Justinien est alors inconsolable de la perte de Théodora, l’ancienne entraîneuse du cirque que, défiant la raison d’État, il a prise pour épouse et à qui il doit la grandeur de son règne. Le monastère forteresse qu’il décide d’édifier au Sinaï lors de l’été 548, quelques jours après l’agonie de la femme de sa vie, sera voué à la Transfiguration, à la lumière immortelle irradiant la chair mortelle. Un vœu que reconduira, quatre siècles plus tard, la dédicace à sainte Catherine après que sera découvert, sur un à-pic voisin du mont Moïse, le corps incorruptible de la vierge philosophe, torturée et décapitée pour avoir refusé d’abjurer le Christ.

L’inventaire serait infini à dresser, des marqueteries de Milan et de Damas aux étoffes des Gobelins et de Madras en passant par les cloches de Bavière et les cymbales du Siam

Mausolée de l’amour fou, qui est aussi le chiffre de la vie monastique, le couvent, consacré au culte de la divinité, va devenir un conservatoire des cultures de l’humanité. Isolé du monde par le désert, il voit affluer, en signes de dévotion, les merveilles des quatre coins du monde. L’inventaire serait infini à dresser, des marqueteries de Milan et de Damas aux étoffes des Gobelins et de Madras en passant par les cloches de Bavière et les cymbales du Siam. Sans oublier le calice donné par Charles VI de France qui côtoie, dans la sacristie, le cénotaphe offert par Catherine II de Russie.

À l’abri de ses hautes murailles, restaurées par Kléber lors de la campagne d’Égypte, Sainte-Catherine abrite également un prodigieux musée qui compte plus de 2000 icônes dont de rarissimes encaustiques rescapées de la furie destructrice de toute image qui, au nom des Écritures, ravagea Byzance au VIIIe siècle. Avant que l’Église ne tranche qu’un iconographe est aussi un scribe car, peinture ou calligraphie, il n’est qu’un seul code pour transcrire l’histoire du salut. Celui de la contemplation mystique. Aussi, au Sinaï, la pinacothèque ne se distingue-t-elle pas de la bibliothèque, non moins exceptionnelle. Pour ce qui est des manuscrits de l’Antiquité chrétienne, elle se classe deuxième après celle du Vatican, d’ailleurs gagnante du titre grâce aux razzias des croisades.

Les aventuriers du Codex perdu

Ce sont plus de 3500 volumes anciens, pour la plupart antérieurs à l’an mille, dont Justin a la garde. En grec pour beaucoup, en hébreu pour certains, mais aussi dans les langues liturgiques des chrétiens d’Orient que sont le syriaque, le copte, le guèze, l’arménien, le géorgien et l’arabe, sans oublier les idiomes missionnaires qu’ont été pour Byzance le valaque, le slavon, l’ouralien. Ces manuscrits ressuscitent ainsi la chronologie et la cartographie d’un réseau de copistes et de traducteurs aujourd’hui englouti qui, à son apogée, courait de la mer Rouge à la mer Blanche.

Ensommeillée sous les califats arabes puis turcs, la bibliothèque attire, à partir des Lumières, des aventuriers d’Occident. Répandant une mauvaise légende, les prédateurs parmi eux s’alarment que les moines sont capables d’arracher le feuillet d’un précieux manuscrit pour allumer un poêle encalminé. À peine de quoi provoquer chez eux, à en croire ces récits de voyage et de brigandage, un haussement d’épaules. En fait, les pères sont convaincus de pouvoir, par leur ascèse, reconstituer l’enseignement spirituel qui fonde, à leurs yeux, le vrai prix de ces écrits. Une appréhension que ne dément pas vraiment leur descendant Justin.

La bibliothèque de Sainte-Catherine et ses milliers de livres sacrés, conservés dans des conditions optimales. Chloe Sharrock

La rivalité jalouse que cache ce dénigrement éclate avec le dépeçage de l’Empire ottoman qu’entament, au XIXe siècle, les puissances européennes. La compétition entre elles est diplomatique, commerciale, militaire. Mais aussi scientifique. Et pour finir confessionnelle. Londres, Paris, Berlin, Saint-Pétersbourg dépêchent des expéditions savantes qui placent Sainte-Catherine en tête de leur course aux sources chrétiennes. Il va en résulter la rocambolesque et pathétique mésaventure du Codex Sinaiticus qui, avec son cousin est le plus ancien manuscrit de la Bible. Deux monuments décisifs pour l’étude critique des textes, et en conséquence des théologies qui les sous-tendent, le christianisme ne craignant pas l’épreuve de l’Histoire.

Le trésor des trésors du Sinaï consiste en un cahier rectangulaire de 43 sur 38 cm composé de 346 folios et demi sur parchemin de vélin rédigés en onciales. Il comprend l’essentiel de l’Ancien Testament dans la version grecque de la Septante, la totalité du Nouveau Testament, ainsi que certaines œuvres de l’ère apostolique. Il aurait été commandé par l’empereur Constantin après le premier concile de Nicée, en 325, et composé à Césarée maritime, aujourd’hui Or Aqiva en Israël.

Une diplomatie du sacré

Trois scribes l’ont établi sous la dictée, mais des dizaines de correcteurs l’ont par la suite retouché. Rien de surprenant, dira-t-on, au pays des Tables de la Loi recopiées. Si ce n’est que pour voir le Sinaiticus en son entier, il faut consulter sa reconstitution numérique car lui aussi a été entre-temps dépecé.

En 1844, le philologue allemand Constantin von Tischendorf, patronné par la maison de Saxe, emprunte selon lui et dérobe selon les moines 43 feuillets du Codex qu’il dépose à la bibliothèque de Leipzig. Les deux années suivantes, ses concurrents, le Russe Porphyre Uspensky et le Britannique Christopher MacDonald échouent à l’imiter. Après avoir été à son tour débouté en 1853, Tischendorf revient à Sainte-Catherine en 1859, mandaté cette fois par Alexandre II de Russie. Il convainc le prieur de lui prêter les 347 feuillets restants afin de les montrer au tsar pieux et orthodoxe. En 1869, le tsar verse aux moines 7000 roubles en règlement de l’acquisition qu’il a cru faire. Ils lui opposent l’engagement signé de Tischendorf à rapatrier le Codex au Sinaï. Lequel reste à Saint-Pétersbourg jusqu’à ce qu’en 1933 le régime soviétique, aux abois, cède pour 100.000 livres 344 de ces feuillets à la British Library de Londres, les conservateurs russes ayant subtilisé en souvenir 3 feuillets.

Les plus belles pièces sont exposées dans un musée dédié. CHLOE SHARROCK

Du Codex Sinaiticus, la confrérie du Sinaï ne disposerait plus une ligne si n’avaient été retrouvés sur place d’autres folios égarés ou enfouis. À l’entour de 1910, le paléographe Vladimir Benechevitch, futur martyr de l’Église orthodoxe sous les Bolcheviks, puis en 1975, le père Sophronios, l’archiviste de Sainte-Catherine, et enfin, en 2009, l’étudiant en paléographie Nikolas Sarris ont la main heureuse. À eux trois, ils exhument 12 feuillets et 4 fragments inédits. La même année, une convention entre les parties concernées permet l’édition numérique du Codex en totalité. Le monastère ne continue pas moins de revendiquer son droit de propriété auprès de Berlin, Moscou et Londres. Une juste cause que Justin a fait sienne. Mais probablement en vain.

La rapine n’a pas toujours été de mise. Un autre joyau du monastère est le Codex Sinaiticus Syriacus qui, datant du IVe siècle, présente la plus ancienne version des quatre Évangiles en syriaque, cette langue sémitique proche de l’araméen que parlait Jésus. Les sœurs jumelles écossaises Agnes et Margaret Smith, qui l’ont découvert en 1892, y ont gagné d’être les premières docteurs en théologie. La technologie des infrarouges a depuis confirmé leur jugement: il s’agit d’un palimpseste, un parchemin réutilisé après désencrage et ponçage, qui, dans ce cas, laisse voir une inscription du même texte remontant au IIe siècle. En bon bibliothécaire, le père Justin ne l’exhibe que lorsqu’il y est protocolairement obligé afin de satisfaire le voyeurisme des personnalités de passage.

Une mutation immatérielle

Restent les trésors insoupçonnés qui reposent dans les mansardes et souterrains de Sainte-Catherine. Il n’y a pas eu que des fragments du Codex volé qui ont été retrouvés en 1975. L’incendie qui a alors dévoré la chapelle Saint-Georges a entraîné la démolition de la cellule abandonnée qui y était attachée. Ce sont 1100 manuscrits inconnus allant du IVe au XVIIIe siècle qui resurgissent, appelés à révolutionner le monde académique. Fort des leçons du passé, l’archevêque et abbé Damianos, élu deux ans plus tôt par une nuit d’octobre 1973 sous le roulement des tanks égyptiens et israéliens se disputant le Sinaï, va retarder l’annonce de la découverte. Le temps de préserver et d’inventorier cette deuxième bibliothèque de la thébaïde de l’hellénisme chrétien.

En 1978, la Bibliothèque d’Athènes publie un premier recensement. Rouleaux ou recueils pour les formats, papyrus ou peaux pour les matières, caractères ogivaux en grec, cursifs en latin, coufiques en arabe pour les graphies, frontispices, bordures ou cartouches pour les enluminures, datations ou non pour les colophons sur fond de psautiers et de traités, de missels et de lexiques: c’est tout le laboratoire de la copie qui s’expose. Mais ce sont aussi les schismes sur la personne du Christ, les batailles autour de l’icône, les épisodes de la conquête arabo-musulmane, l’essor et le déclin des principautés de Terre sainte et des royaumes du Caucase qui s’éclairent. Et des rognures d’Homère, Aristote, Hippocrate, Éphrem le Syrien, Chrysostome ou Jean Climaque, l’immense auteur spirituel du Sinaï chéri par Pascal et Dostoïevski, qui renouent avec la lumière du jour.

L’église de la Transfiguration, au cœur du monastère. CHLOE SHARROCK

Comment conserver ce trésor? Au cours du XXsiècle, la confrérie a autorisé les travaux de diverses équipes de chercheurs. L’agitation scientifique se mariant mal avec le silence monastique, ils se sont eux-mêmes initiés aux arcanes du catalogue et du microfilmage. Mais la tâche demeure titanesque. Le monastère de la Transfiguration doit envisager sa mutation immatérielle. L’accord est trouvé en 2018 avec la fondation britannique Arcadia et l’université américaine de Californie. Sur une durée de dix ans et pour un budget de 3 millions de dollars, le moindre folio sera numérisé. À l’automne 2019, l’enceinte de Justinien se peuple d’une escouade de savants et d’ingénieurs qui déploient toute une logistique de machines et technologies de pointe.

C’est qu’il y a urgence. «Les bouleversements de notre époque nécessitent une finalisation rapide de ce projet», a sobrement déclaré à Reuters l’archevêque Damianos. Le lieu saint commun au judaïsme, au christianisme et à l’islam est entré violemment dans la postmodernité sous les coups du djihadisme. Daech mène la guerre à l’État égyptien dans le Sinaï. Ses commandos ont pris pour cible le monastère qui a dû fermer ses portes toute l’année 2013. Le 18 avril 2017, un attentat suicide a frappé à ses portes les soldats chargés de sa sûreté.

Il est vital de sauver l’esprit

L’islamisme armé n’a que faire du firman censé être de la main de Mahomet que garde la bibliothèque et dans lequel le prophète du Coran étend sa protection éternelle sur les moines en raison de leur hospitalité. Ni de la mosquée sans usage qu’ils ont symboliquement édifiée à côté de la basilique. L’heure de l’iconoclasme planétaire est venue. Le djihad entend annihiler n’importe quelle mémoire qui contredit son an zéro. En s’attachant à numériser d’abord les manuscrits syriaques et arabes venus du Levant, le Sinaï conduit, à sa façon, une contre-offensive.

Le monastère ayant survécu à tous les désastres n’a-t-il pour autant d’avenir que digital? Il est bon de sauvegarder le patrimoine, il est vital de sauver l’esprit. Le Sinaï représente une cause mondiale parce qu’il atteste de l’universalité. Le père Justin croit au miracle. Il fait mieux que l’espérer, il l’attend. Après tout, pendant mille cinq cents ans, l’air sec et effervescent qui baigne ce scriptorium planté à 1500 mètres d’altitude dans un désert de rochers a égalé en puissance de conservation les scanners dernier cri. Et avec moins de bruit. On est venu, on vient et on viendra au Sinaï pour le retrait silencieux que Dieu y consent afin que l’homme le comble en y griffonnant son désir d’éternité.

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