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Par Jenna Le Bras – Le Figaro

Fin février, les familles jugées « infidèles » ont dû quitter leurs maisons d’el-Arish dans le Sinaï pour échapper à la mort.

Quand ils passent le portique en fer forgé de la paroisse de Nabil Shukrallah, leurs mines sont blêmes, leurs épaules voûtées, leurs regards désorientés. On ne saurait dire s’ils sont soulagés, effrayés ou désemparés. Peut-être tout cela à la fois. Ils ont pris la route  40 en bord de mer, reliant el-Arish, capitale du Nord-Sinaï, à Ismaïlia, ville située à l’ouest du canal de Suez. À l’aube, ils ont emporté avec eux de maigres sacs de voyage qu’ils ont chargés sur le toit de micro-bus bringuebalants. Ce matin, ils étaient encore à la maison. En quelques heures, ils sont devenus des réfugiés de Daech, des déplacés.

Fin février, une centaine de familles chrétiennes, originaires d’el-Arish ont plié bagage et abandonné derrière elles maisons et emplois pour se réfugier à Ismaïlia. «Je suis tellement triste. Notre vie là-bas est foutue. Les gens meurent, on ne comprend pas pourquoi…», s’étrangle Magda Emad, jeune copte de 17 ans, relogée dans un foyer d’Ismaïlia avec ses parents. «Il n’y a plus de vie possible dans le Nord-Sinaï, souffle aussi Mariam Fayez, si nous restions, nos maris et nos fils auraient été tués.»

Après avoir revendiqué l’attentat kamikaze dans l’église Saint-Pierre-et-Saint-Paul du Caire qui avait fait 27 morts en décembre, Wilayat Sinaï, la branche égyptienne de l’État islamique avait promis, dans une vidéo de propagande fin janvier, de faire «des infidèles d’Égypte» sa nouvelle cible. Une menace rapidement mise à exécution: en février, sept chrétiens ont été exécutés par le groupe terroriste, dans la seule ville d’el-Arish.

«Ils attaquent de nuit», raconte Samy Gawdat. Sur son téléphone, il fait défiler les photos de son oncle, tué d’une balle dans la tête, et de son cousin, brûlé vif quelques jours auparavant. À ses côtés, sa tante, Nabila Fawzi, silhouette noire surmontée d’une crinière blanche amassée en chignon, se remémore l’horreur. «Deux hommes ont frappé violemment à la porte. Ils sont entrés dans la maison et m’ont demandé si nous étions chrétiens. J’ai dit oui. Ils sont allés chercher mon mari et lui ont mis une balle dans la tête. Ils ont ensuite pris mon fils, ont vidé des bouteilles de Butagaz sur lui et l’ont brûlé. Ils m’ont demandé si j’avais de l’argent, ont pris tous mes bijoux, puis ils ont mis le feu à la maison.»

Ses mains cuivrées aux articulations boursouflées portent le cerclage blanc de l’alliance dérobée. «Ils avaient une liste avec une quarantaine de noms. Les noms des chrétiens, insiste le neveu, ils ont vérifié leur identité avant de les tuer.» C’est ce détail, qui a poussé près de 300  personnes – soit la quasi-totalité des chrétiens d’el-Arish – à quitter la ville précipitamment. «Ils nous cherchent, ils nous trouvent et ils nous tuent», assène-t-il. La nuit suivante, leur voisin était décapité chez lui, devant sa femme et ses enfants.

Si les chrétiens sont devenus la cible privilégiée de Daech, les musulmans en sont aussi les victimes directes. «L’EI a déjà réussi à imposer certaines de ses règles. Jusqu’à présent, ils ne nous ont pas interdit de fumer, mais ils ont supprimé les signes religieux et empêchent certains de pratiquer leur religion, notamment les soufis», explique Moammar Sawarka, bédouin d’el-Arish, réfugié de l’autre côté du canal de Suez. «Leurs principales cibles sont les coptes et les soufis, confirme Tareq, cinq d’entre eux ont été récemment kidnappés à Shibanna. Ils ont été libérés à condition que la communauté soufie n’exerce plus ses rituels», explique-t-il.

«Wilayat Sinaï exécute régulièrement des civils, les soupçonnant d’être des informateurs pour l’appareil sécuritaire, mais aussi les accusant d’être des apostates ou des sorciers», rappelle aussi Oded Berkowitz, directeur associé d’un cabinet de conseil en risques géopolitiques.

 

Il y a quelques jours, des habitants de Rafah rapportaient que les femmes avaient reçu l’ordre de ne plus quitter leur domicile sans porter le niqab. Un développement inquiétant qui prouve l’omniprésence des militants au sein de la population. «L’idée que les terroristes vivent reclus dans les montagnes, c’est un mythe, tranche Tareq. Ils vivent parmi nous. Rien que dans ma famille, 47 personnes ont rejoint leurs rangs.» Là où il vit, il assure qu’une soixantaine de personnes se sont ralliées au groupe en l’espace d’un an.

En 2016, les spécialistes estiment à 600 le nombre d’attaques perpétrées par Daech, visant principalement les forces de sécurité, mais aussi les civils. Depuis le début de l’année 2017, on en dénombre déjà plus de 70. «La situation dans le Sinaï est la pire que l’Égypte ait connue ces dernières décennies, affirme le journaliste Mohannad Sabry. Les autorités sont incapables de gagner cette guerre. La branche égyptienne de Daech est aujourd’hui la plus puissante en dehors d’Irak et de Syrie.»

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Photo : Sous la pression des djihadistes de l’EI, Ezzat Yaacoub Ishak a dû fuir le nord du Sinaï fin février. Comme de nombreux chrétiens, il a trouvé refuge dans un appartement d’Ismaïlia. – Crédits photo : Nariman El-Mofty/AP

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